Jean-Denys Boussart nous apprend (La Vie Liégeoise, décembre 1980) qu’en 1943, sans plus de précision, « Fidèles à la devise des Chasseurs ardennais, les étudiants luxembourgeois « résistent et mordent » avec le sourire. Ils donnent une revue La Lux-sans-Bourgeoise au nez et à la barbe des occupants ».
De tels comportements folkloriques peuvent paraître déplacés en période de guerre. N’oublions pas, cependant, que le folklore vise à briser les codes établis. En donnant, clandestinement, une revue estudiantine, les étudiants luxembourgeois s’affranchissent occasionnellement et symboliquement de l’univers clos et liberticide mis en place par l’occupant. Leur acte est une moquerie collective qui vise à désacraliser un instant l’ordre établi.
Déclin des années 60
Dès le début des années ’60, une certaine déliquescence atteint le folklore estudiantin liégeois. Cette décadence folklorique n’est pas neuve ; déjà au 19e siècle, certains étudiants s’en plaignent, mais ils regrettent la simple évolution folklorique et non pas son quasi effacement. Pourtant, sans variation, le folklore meurt. Les acteurs de l’époque ne semblaient pas percevoir cette nécessaire évolution.
Si l’on ne peut affirmer que le folklore disparaît totalement, le déclin est profond. On peut en juger à la suppression de la Saint-Torê en 1966 ; à l’évanouissement de tous les ordres folkloriques ; à l’éclipse presque totale des baptêmes ; aux célébrations marginales de la Saint-Nicolas ; à la réduction importante du port de couvre-chefs et autres signes distinctifs, etc..
“ Sans variation, le folklore meurt. ”
Les causes de ce déclin sont multiples. Le folklore, pour une part, les contient en lui-même ; d’autres lui sont extérieures. Une étude intéressante du périodique estudiantin Le Vaillant, sous le titre « Le folklore est mort… » en novembre 1962, les énumère : l’embourgeoisement précoce défini comme la prise d’habitudes, d’esprit et de préjugés tels le goût de l’ordre, du confort, le respect des conventions ; le manque d’organisation, d’information, de sensibilisation et d’initiative des responsables ; les exagérations entachant le folklore ; l’immersion dans une ville trop vaste, la démocratisation des études, la surabondance de travail et la vie trop chère. Enfin, le déménagement progressif des instituts universitaires vers le Sart-Tilman jouera lui-aussi un rôle dans cet affaiblissement en multipliant les distances entre les différents sites universitaires et en cloisonnant les Facultés, réduisant ainsi les contacts indispensables à l’épanouissement de la tradition folklorique.
Dans le prolongement de mai 1968, le détournement progressif des préoccupations extra-scolaires du folklore pour la politique, accentue cette décadence. Les multiples mobilisations (grèves, manifestations, occupations, etc.) sur des préoccupations universitaires globales ou spécifiques (droit d’information, de participation, mixité des homes, défense des étudiants étrangers, etc.) et la conscientisation politique — souvent de gauche — font mauvais ménage avec le folklore étudiant qui renvoie à l’image stéréotypée de l’étudiant bourgeois. Cela provoque une indifférence, parfois un mépris, pour ces réjouissances grivoises « ignorantes » des graves problèmes de l’université et, plus généralement, de la société.
Si le folklore reprit vie aisément après les deux Guerres Mondiales, il fallut plus de 15 ans pour faire oublier les événements soixante-huitards.
Le folklore à l'heure du Covid-19
La crise sanitaire que nous vivons depuis maintenant 7 mois bouscule aussi les fondamentaux du folklore. L’imposition de nécessaires mesures sanitaires à la population limite nos contacts sociaux. Le folklore estudiantin étant un fait social, ces restrictions l’affectent profondément.
Les responsables de l’AGEL sont d’un optimisme digne d’éloges. Comme bon nombre de comitards de baptême, ils espèrent depuis deux mois que les conditions sanitaires s’améliorent.
En organisant, dans le bon ordre et dans le strict respect des mesures sanitaires, les élections des divers comités de baptême, ils mettaient en place et testaient un protocole qui devait permettra d’organiser la traditionnelle session baptismale.
Sur d’autres sites universitaires, rêvant probablement d’une amélioration rapide de la crise sanitaire, leurs homologues ont repoussé — bien trop vite à mon sens — les activités baptismales au second quadri.
On sait aujourd’hui que le virus sera toujours présent après les fêtes de fin d’année et ceux qui ont voulu repousser devront tôt ou tard admettre qu’ils ne pourront dignement accueillir les bleus cette année académique.
Que faire dès lors ? Le néophyte universitaire débute son existence folklorique par la cérémonie du baptême estudiantin dont les épreuves ont pour but sa formation folklorique et sa progressive intégration dans le groupe et, au-delà de celui-ci, dans la collectivité universitaire.
L’évolution historique des épreuves imposées aux néophytes comme rites de marge atteste que le folklore estudiantin ne vit pas indépendamment de la société, mais change avec elle et les individus qui la composent.
Réinventer la tradition
Aujourd’hui, la crise sanitaire impose, pour ceux qui voudraient maintenir la tradition, de se réinventer, ne fut-ce que momentanément, tout en respectant les mesures sanitaires.
Toutes les définitions concourent à affirmer que l’initiation est toujours un processus destiné à réaliser psychologiquement le passage de l’être d’un état, réputé inférieur, à un état supérieur. Un cérémonial initiatique — l’ensemble des activités baptismales chez l’étudiant folklorique — accompagne l’admission des individus d’un groupe à un autre. Les ethnologues s’entendent pour dire qu’il comprend des rites de séparation, de marge et d’agrégation. Les premiers arrachent le futur initié à son monde pour l’introduire dans le nouvel univers ; les rites de marge comprennent tout un ensemble de brimades visant in fine à la resocialisation de l’individu qui culmine avec les rites d’agrégation qui réintègrent le nouvel être dans la société avec son statut définitif.
Cette année, Liège ne connaîtra pas les « traditionnels » baptêmes, mais devra se réinventer et renouveler ces rites sans mettre en danger quiconque.
In fine, la Ministre de l’Enseignement supérieur ne dit pas autre chose en affirmant « Cette génération a besoin de s’amuser, on ne veut pas interdire les fêtes étudiantes » et en appelant à la responsabilité des étudiants.
J’en appelle aux comités de baptême, aux anciens et moins anciens, à ces multitudes de baptisés qui tiennent à nos traditions. Si chacun apporte sa pierre à l’édifice, si chacun prend ses responsabilités, des bleus pourront être parrainés et initiés, certes différemment, en petit groupe, à des moments différents. Nous sommes capables, tout au long de cette année, d’être imaginatifs pour transmettre nos traditions à ceux qui devront le faire dans les prochaines années.
Aventi !
Michel Péters, membre fondateur du CB Philo & Lettres, Président d’Honneur de l’AGEL, Historien (de formation)